• Un simple fait-divers ?


    Lorsqu'il passa devant Patrick avec lequel il partageait le bureau, Max ne réussit qu'à grommeler quelque chose qui ressemblait à un bonjour. Comme si les sons ne parvenaient pas à franchir la barrière de ses lèvres. Patrick le regarda et lui lança : "Salut Max."

    Ce dernier alla s'asseoir et alluma son ordinateur. Par réflexe, il fit apparaître son courrier et fit mine de le parcourir. En réalité, il était en train de se demander ce qui lui arrivait. Depuis quelques jours, il ne supportait plus Patrick, son meilleur ami, qu'il connaissait depuis l'école primaire. Cela faisait plus de vingt ans!

    A ce moment, sa tête lui donna l'impression d'imploser : Patrick était en train de pianoter sur sa table de travail et le bruit, bien que faible, rongeait les nerfs de Max. Cette manie que Patrick avait avant de se mettre à taper sur son clavier! Max se souvint que c'était avec ce tic que tout avait commencé. Puis, rapidement, d'autres sources d'agacement avaient suivi : Patrick faisait du bruit en croquant sa pomme de 10 heures, il émettait un bruit de succion en buvant son café. Et cette habitude qu'il avait de remonter ses cheveux à l'aide de ses deux mains lorsqu'il était content du résultat de son travail. Il avait toujours fait cela et ça n'avait jamais dérangé Max ... jusqu'à il y avait quelques jours.

    En homme raisonnable qu'il était, Max se dit qu'il était sur les nerfs, qu'il travaillait trop. Devait-il prendre le risque de détruire une amitié si ancienne et si forte en accablant son ami de reproches pour des raisons si futiles? Max s'y refusait. Un grand calme l'envahit. Patrick avait cessé de pianoter.

     

    Patrick remonta ses cheveux à l'aide de ses deux mains. Il venait de terminer un rapport et il estimait qu'il avait fait du bon travail. Il s'accorda un moment de répit et promena un regard autour de lui. A quelques mètres de lui, Max tapait sur son clavier à une cadence soutenue. Son ami lui causait du souci. Depuis quelques jours, il ne lui parlait pratiquement plus. C'était dans son habitude de se renfermer lorsqu'il avait des problèmes. Mais cela ne durait jamais bien longtemps. Tandis que cette fois-ci...

    Patrick avait essayé de l'inviter à se confier mais il s'était fait rabrouer. Max travaillait trop. Il courait droit à la dépression. Patrick tenta un nouvel essai. "Max, tu as un problème, mon vieux? On peut en parler si tu veux." Devant le regard furibond que lui lança son ami, Max n'insista pas. Il se dit qu'il allait devoir en parler avec Betty, la femme de Patrick. Par chance, il allait la voir à une soirée, en fin de semaine.

     

    Le plus âgé des trois personnages éteignit l'écran qui chuinta en prenant une couleur bleutée. "Je ne peux que vous rappeler l'importance du résultat de votre mission pour votre carrière, dit-il. Ou vous réussissez et vous entrerez alors dans l'encadrement de haut niveau ou vous échouez et vous resterez dans la catégorie des subalternes. Vous n'aurez pas une seconde chance. C'est la règle chez nous, vous en avez été prévenus. -Nous en sommes parfaitement conscients, répondit un des deux interlocuteurs. Nous sommes persuadés d'atteindre nos objectifs. -Je l'espère. Je veux des résultats et rapidement."

    Installé confortablement dans un fauteuil, Patrick crut qu'il allait enfin s'assoupir quand l'image d'un visage lui traversa brusquement l'esprit et le réveilla tout à fait. C'était ainsi depuis qu'il était rentré de la soirée organisée pour le personnel de l'entreprise. Il n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Pour la énième fois, à la recherche d'une explication qui lui échappait, il se repassa cette soirée au ralenti.

    Il était arrivé dans les premiers. Il avait préféré venir seul pour avoir les coudées franches. Il fallait qu'il puisse parler à Betty de l'état de Max sans éveiller la méfiance de celui-ci. Il connaissait Betty depuis que Max la lui avait présentée peu avant leur mariage, il devait bien y avoir dix ans de cela. Il l'avait trouvée gentille, intelligente mais physiquement quelconque. Pas du tout son genre de femme à lui.

    C'est pourquoi il ne comprenait pas pourquoi son cœur s'était mis à battre avec une violence inouïe quand il l'avait vu pénétrer dans la salle ce soir-là. Elle portait un tailleur gris, très strict. Il l'avait trouvée magnifique et avait du faire un effort surhumain pour détacher d'elle son regard. Plus tard, afin de pouvoir lui parler du comportement de Max, il l'avait invitée à danser. Mais, dès qu'il l'avait enlacée sur la piste , il avait complètement oublié Max et sa mauvaise humeur tant le contact du corps de Betty l'avait troublé. Il n'était pas près d'oublier le regard de surprise qu'elle lui avait lancé en se rendant compte de l'effet qu'elle lui faisait.

    Ils avaient parlé de tout et de rien. Il avait lancé quelques blagues qui l'avaient fait rire. Mais pendant qu'il parlait, une autre partie de lui-même tombait en extase devant le tracé délicat d'une oreille, s'émerveillait devant la nuque si lisse et si gracile. Ils avaient dansé ensemble plusieurs fois. Max était totalement oublié! Patrick se sentait troublé comme un adolescent qui découvre les premiers émois de la chair. Un comble! S'il n'en comprenait pas les raisons, Patrick devait admettre qu'il était tombé amoureux fou de la femme de son meilleur ami

     

    "Qu'est-ce que Patrick t'a dit qui te faisait tant rire?", demanda Max. C'étaient les premières paroles qu'il prononçait depuis le matin. Betty rassembla ses souvenirs et raconta les potins que Patrick lui avait confiés sur certains collègues de travail. Max acquiesça et parut satisfait.

    Betty s'activa à débarrasser la table où ils venaient de prendre le petit déjeuner. Elle poussa un soupir de soulagement. Elle avait été surprise par la question de son mari et avait sursauté en entendant le nom de l'ami de son mari. Elle avait gardé pour elle le souvenir du trouble de Patrick lorsqu'il l'avait enlacée et si elle venait d'éprouver de la culpabilité, c'était à cause du rêve torride qu'elle avait fait durant la nuit et du plaisir incroyable qu'elle avait ressenti en y faisant l'amour avec Patrick. Elle s'était réveillée dans un tel état d'excitation qu'elle avait tiré Max de son sommeil en le sollicitant pour ensuite le chevaucher sans retenue avec une fougue dont elle ne se serait pas crue capable.

    Pécher en rêvant n'est pas pécher, se dit-elle mais elle sentait bien que ce n'étaient que des mots et qu'ils ne pouvaient expliquer le changement qui s'opérait en elle.

     

    Max avait aperçu la lueur trouble qui était passée dans les yeux de Betty lorsqu'il lui avait posé sa question. Ça ne lui ressemblait pas. Et cette envie de faire l'amour qui l'avait prise en pleine nuit et qui les avait laissés abasourdis. Cela ne lui ressemblait pas non plus. Elle ne se refusait jamais mais elle avait ses habitudes, et d'ordinaire, en pleine nuit, elle n'aimait pas. Max mit cet épisode sur le compte d'un léger excès d'alcool qui avait du la surexciter. Betty se penchait pour nettoyer la table. Les pans de son peignoir s'entrebâillèrent et Max aperçut ses seins, menus et fermes. Une brusque poussée de désir le fit se lever de son siège.

     

    "Nous pensons que nos objectifs seront atteints demain", annonça l'homme.

     

    Patrick avait pris sa décision. Il ne pouvait continuer comme cela. Il n'avait que Betty en tête. Dès qu'il fermait les yeux en espérant un peu de repos, il imaginait la jeune femme blottie nue contre lui, gémissant sous ses caresses. Il voulait Betty, à n'importe quel prix.

    Il prétexta une forte fièvre à son travail. Il se rendit dans les bureaux où travaillait Betty et demanda à la voir. Ils sortirent un instant et il lui avoua ce qui lui arrivait depuis le samedi soir, depuis l'instant où il l'avait vu apparaître à cette soirée. "Je t'aime comme un fou et je ne peux plus vivre sans toi" dit-il en conclusion. Elle lui avoua qu'il en était de même pour elle. Ils se rendirent aussitôt chez Patrick.

     

    Max fut surpris de l'absence de Patrick au bureau mais il en éprouva plutôt du soulagement. Il décida de téléphoner à Betty pour s'excuser des mots un peu durs qu'il lui avait jetés à la figure lorsqu'elle avait purement et simplement refusé de se plier à son envie. Ils n'avaient plus échangé une parole le reste de la journée.

    Lorsqu'on lui apprit qu'elle était partie, peu après son arrivée, avec un homme qui avait demandé à la voir, il se leva et quitta son bureau. Son cœur semblait prêt à exploser et son estomac se tordait. Il n'avait pas à réfléchir car il savait ce qui se passait tout comme il savait ce qu'il allait faire.

    Rentré chez lui, il sortit le vieux revolver acheté en fraude il y avait bien longtemps et qu'il cachait depuis. Il garnit le chargeur, rangea l'arme dans sa poche. La porte chez Patrick n'était pas fermée à clé et Max n'eut qu'à entrer, ouvrir la porte d'une chambre pour découvrir Betty et son ami en train de faire l'amour. Il vint se placer sur le côté du lit, sortit son revolver et fit feu deux fois. Puis il plaça l'arme sur sa tempe et tira.

     

    L'un des trois personnages éteignit l'écran sur l'image de Max en train de s'effondrer. "Mission accomplie", annonça-t-il d'un ton lugubre. Le plus âgé quitta le fauteuil dans lequel il était assis et fit quelques pas pour se placer devant celui qui venait de parler.

    "Je sais que cette mission a heurté profondément vos convictions, dit-il. Sachez qu'elle a également heurté les miennes. Vous avez été recrutés au vu des résultats brillants que vous avez obtenus aux tests de pouvoir mental de persuasion. On vous a dit que, pour le bien de notre peuple, il vous fallait accomplir une mission dont on vous a présenté les objectifs. Malgré votre dégoût, vous l'avez accomplie parce que c'était pour le bien commun. Je peux maintenant vous mettre au courant de la situation qui a motivé cette mission."

    L'homme repartit s'asseoir dans le fauteuil. Il croisa les doigts devant sa bouche, comme à la recherche des mots qu'il allait prononcer. "Nos hommes de sciences ont découvert depuis longtemps l'existence d'une planète identique à la nôtre, une planète jumelle si je puis dire, que ses habitants appellent Terre, mais qui ne se trouve pas dans la même dimension que la nôtre. Ces deux planètes jumelles évoluent côte à côte. Mais si nous, grâce à notre technologie, nous connaissons l'existence des Terriens, eux ignorent la nôtre."

    La stupéfaction se lisait sur les traits des deux hommes assis en face de lui. "Les personnes que nous avons ..., celles de la mission ..., sont des habitants de cette planète jumelle?, interrogea l'un d'eux.

    "Oui, répondit celui qui semblait être le responsable du groupe. Les deux planètes, d'après ce que nous en savons, ont eu un développement identique. Jusqu'à ce que notre peuple, lassé de la barbarie, décide de vivre avec comme idéal la paix, le respect des autres, les progrès techniques et technologiques pour le bien de tous, le plaisir. Par contre, sur la Terre, les humains ont choisi la guerre, l'exploitation des faibles, la course au pouvoir par le biais d'armes terrifiantes. Ils saccagent leur planète, ils la vident de toute son énergie. Heureusement pour nous, ce sont des primitifs mais, malgré tout, leur technologie s'améliore, de plus en plus vite. Si, un jour, ils découvrent notre existence, nous pouvons nous attendre à ce qu'ils utilisent la force contre nous pour nous voler ce qu'ils n'ont pas, ou qu'ils n'ont plus, sur leur planète."

    Ses deux interlocuteurs l'écoutaient avec la plus grande attention. "Vous savez que les ligues de protection de la morale sont très puissantes chez nous et qu'elles ne pourraient envisager un seul instant une quelconque action contre le danger potentiel que représentent les Terriens. Aussi, le gouvernement, à contrecœur, a-t-il créé dans le secret le plus absolu un service chargé d'étudier les solutions qui s'offrent à nous. Tout comme des milliers d'autres, vous faîtes partie, je fais partie de ce service.

    Deux solutions, je vous le disais, s'offrent à nous : persuader les Terriens, grâce à nos pouvoirs mentaux, de transformer leurs mentalités pour accéder à la paix sur toute leur planète. Ce serait un début. Puis, nous leur suggérerions d'accorder moins d'importance à ce qu'ils appellent le profit et, peu à peu, de changer leur mode de vie. Lorsqu'ils auraient atteint notre niveau de sagesse, il serait temps de faire leur connaissance.

    Il faut avouer que les résultats obtenus pour l'instant par notre première solution sont insignifiants. Et leur technologie, comme je vous l'ai déjà dit, progresse à pas de géant. Il a donc fallu se faire à l'idée que nous devrions peut-être appliquer la deuxième solution. Pour notre propre défense et la survie de notre société, et même si cela va à l'opposé de notre morale basée sur la non-violence, il faudrait que les Terriens s'exterminent entre eux. La mission que vous venez de remplir sert à préparer cette deuxième solution puisque l'expérience consistait à amener des gens qui étaient des amis à s'entretuer." Il s'arrêta un moment de parler puis dit en souriant aux deux hommes en face de lui :"Désormais, vous appartenez à la classe des Manipulateurs. Une mission de plus grande envergure vous sera bientôt confiée."

     

    Le Commissaire referma le dossier."Affaire classée, se dit-il. D'une incroyable simplicité. Un banal fait-divers." Il regarda longuement la couverture plastifiée qui contenait les quelques feuillets résumant deux meurtres et un suicide. Quelque chose ne collait pas, son expérience de vieux routier des investigations le lui criait. "Un banal fait-divers? Je n'y crois pas. Mais alors, quoi d'autre?" A regret, le Commissaire demanda au planton d'aller classer le dossier.


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